• Les exercices de futurologie et de prospective comportent toujours une bonne part de rêves et de fantasmes dans la mesure où ces exercices reflètent souvent les échos des débats contemporains et les préoccupations du moment. S'il est en effet une chose dont on peut être sûr, c'est que rien ne se périme aussi vite que les visions de l'avenir.

    Qui se souvient aujourd'hui des débats qui ont eu lieu il y a plus de cinquante ans outre-atlantique sur l'irrésistible ascension de l'Union soviétique ? D'aucuns parmi les soviétologues les plus sérieux prédisaient à cette époque la fin de la suprématie économique du camps occidental au profit du « socialisme réellement existant ». Effet Spoutnik ? Sans doute. Mais pas seulement. La preuve en est que le maître à pensée de la planification à la soviétique, l'économiste Léonid Kantorovitch recevra le prix Nobel d'économie … en 1971. Au moment même où l'économie soviétique commençait sa lente décente aux enfers, détruisant plus de valeur qu'elle n'en créait, comme le montrent les chiffres officiels de la productivité.

    Dans les années 1980 ce fut au tour du Japon de focaliser l'attention des déclinologues américains comme le rappelle Paul Krugman (1). Ces Japonais qui avaient bénéficié de l'aide « généreuse » des Etats-Unis pour assurer leur reconstruction dans l'après-guerre venaient tout à coup défier les industriels américains sur leur propre terrain en vendant des voitures meilleur marché et de meilleure qualité que celles du triumvirat Ford, General Motors et Chrysler. Trente ans plus tard, le premier constructeur automobile au monde, le géant nippon Toyota, doit subir l'humiliation suprême : rappeler des véhicules pour défaut de fabrication !

    Les prévisions euphoriques des milieux financiers sur les pays émergents en général et l'Asie émergente (Chine, Inde) en particulier vont-elles connaître le même sort ? On ne peut en effet qu'être frappé par le flot ininterrompu d'articles, de brèves et d'analyses de circonstance, à défaut d'être circonstanciées, dont on nous abreuve chaque jour sur la renaissance de l'Asie (2) ou sur l'avènement d'un nouveau monde multipolaire (3).

    Il se pourrait bien que les prévisions s'avèrent cette fois-ci plus justes que celles faites sur l'URSS ou le Japon. Mais de quoi parle-t-on au juste ? La Chine, l'Inde et d'autres pays émergents dans leurs sillage sont partis d'un niveau tellement bas – faut-il rappeler qu'en 1950 le revenu par habitant moyen dans ces deux pays était inférieur à celui des pays d'Afrique ? - que la formidable dynamique de rattrapage qu'ils connaissent aujourd'hui s'explique presque entièrement en faisant référence aux conditions initiales. Ce qui n'enlève rien au mérite des politiques mises en oeuvre par Deng Xiaoping ou par Manmohan Singh qui ont réussi à lever les goulots d'étranglement entravant la croissance.

    Au lieu d'aligner de manière purement arithmétique le nombre d'ingénieurs, d'usines ou de tanks – en paraphrasant la formule de Staline : Chine, Inde, combien de divisions ? - et de s'extasier sur les performances comparées de la bourse de Bombay et de celle de Shanghai, dont on connaît la volatilité et le manque de maturité, il serait plus intéressant de réfléchir sur les implications à long terme de cette puissante dynamique de rattrapage.

    Un aspect fondamental mérite d'être souligné : selon toute vraisemblance le monde de demain sera dominé par les pauvres et les « semi-riches », marginalisant fortement à la fois les riches que nous sommes et les ultra-pauvres que sont encore les Africains dans leur écrasante majorité. Tout ce que nous savons actuellement en matière de politique économique ou de gouvernance des biens communs (ressources naturelles, stabilité financière, sécurité internationale) devra probablement être revu. La montée en puissance des nouvelles classes moyennes issues du Sud devrait par exemple se traduire par une résurgence des pressions inflationnistes d'origine salariale et par une remontée des taux d'intérêt à long terme. Cela coïncidera avec la fin de « l'hégémonie stabilisatrice » du dollar et l'émergence d'un polycentrisme monétaire dans lequel le dollar, l'euro, le « yen-yuan », le rouble russe et le real brésilien joueraient tous un rôle plus ou moins important.

    De la même façon, tout ce que nous connaissons aujourd'hui en terme de culture, de modes de vie, de représentations y compris et surtout dans leurs dimensions les plus cosmopolites risque d'être bouleversé. On peut en avoir déjà un pressentiment en lisant des ouvrages tels que « 4 milliards de nouveaux consommateurs : Vaincre la pauvreté grâce au profit » de l'indien C.K. Prahalad, véritable « manuel de combat » à l'usage des cadres de multinationales envoyés pour évangéliser les nouveaux «consommateurs émergents». Cela pourrait se traduire par un renouveau de l'attention aux besoins fondamentaux des populations – la fameuse base de la pyramide de Maslow - qui se substituerait aux logiques consuméristes de différenciation des produits et à la « culture du jetable ».

    Mais c'est dans le domaine politique et institutionnel que les plus grands changements pourraient advenir. L'avènement de l'«ère de la participation politique » dans les grand pays émergents, à travers des contours institutionnels inédits, tels qu'appréhendés par exemple par le concept de «démocratie illibérale» forgé par Fareed Zakaria, est une donnée clé pour comprendre le monde de demain. Cela se traduira par une égalisation de la volonté des masses émergentes de peser sur le débat politique, national et international, compatible avec la puissance démographique de ces pays. Une égalisation du thymos des différents peuples pour paraphraser le philosophe Peter Sloterdijk (4). Autrement dit, ces derniers ne se contenteront plus d'une refonte cosmétique des quote-parts au FMI et à la Banque mondiale, exigeant une véritable «co-production législative et exécutive» au niveau mondial.

    Au final, peut-être commencera-t-on à comprendre que les indices boursiers ne sont pas les meilleurs indicateurs des grandes tendances du futur. Seule une analyse multidimensionnelle peut percer le « bruit de fond » ambiant pour mettre à jour les tendances lourdes de l'Histoire au sens où l'entendait Fernand Braudel (5). Mais alors, ne sera-t-il pas trop tard ? Ne doit-on pas suivre le philosophe Hegel qui comparait la connaissance objective à un oiseau qui ne se lève qu'à la tombée de la nuit, c'est à dire à la fin de l'Histoire ? Rien n'est moins sûr. C'est précisément là que réside l'intérêt de la prospective, dans cette capacité à imaginer des scénarios du futur qui sont autant de propositions pour l'action.

    Alexandre Kateb

    Economiste, directeur du cabinet COMPETENCE FINANCE, auteur d'un livre à paraître sur les nouvelles puissances émergentes.

     

    Notes :

    1. Paul Krugman, Pourquoi les crises reviennent toujours, Seuil, 2009

    2. Kishore Mahbubani, The New Asian Hemisphere : The Irresistible shift of Global Power to the East, PublicAffairs, 2009

    3. La vision la plus intéressante sur cette question est à notre avis celle du politologue américain Fareed Zakaria dans, L'Empire américain : l'heure du partage, Saint-Simon, 2009

    4. Peter Sloterdijk, Colère et temps : Essai politico-psychologique, Hachette littératures, 2009

    5. Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XV-XVIIIème siècle. t.3., le temps du monde, Livre de poche, 1993. Voir aussi, Jean-Claude Perrot, Le présent et la durée dans l'oeuvre de Fernand Braudel (note critique), Les Annales, 36ème année N.1, 1981

       


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  • La crise économique et financière a provoqué un déchaînement de critiques contre les économistes accusés de n'avoir pas su prévoir cette crise. On va même jusqu'à refuser le statut de science à l'économie assimilant celle-ci à une accumulation de connaissances empiriques voire à un art divinatoire. Il est temps de répondre à ces accusations infondées.

    Qu'on se le dise la Methodenstreit – en français « querelle des méthodes » - est de retour ! En 1883, cette célèbre controverse épistémologique avait opposé l'économiste Carl Menger, l'un des fondateurs de la théorie néoclassique et le père de ce qui deviendra l'Ecole Autrichienne d'économie, à Gustav von Schmoller, l'un des membres les plus éminents de l'Ecole historique allemande. L'objet de cette controverse relativement peu connue en France est tout sauf mineur puisqu'il concerne le statut de l'économie en tant que science et sa relation à l'histoire.

    Pour Schmoller qui réagissait à la publication d'un essai méthodologique remarquable de Carl Menger (1), la prétention de l'économie à découvrir des lois universelles régissant les phénomènes dits économiques était vouée à l'échec, car elle contrevenait au principe d'historicité qui veut que tout phénomène soit tributaire de son lieu et de son temps, autrement dit des conditions de son existence.

    Selon cette thèse historiciste, les seules relations que l'économie peut mettre en évidence sont des relations empiriques qui n'ont pas de validité universelle. Ce sont des relations qui relèvent exclusivement de la méthode inductive, telle que formulée par le philosophe anglais David Hume (2) qui dérive la causalité d'une expérience confortée par l'habitude, posant le fameux problème de l'induction.

    Au contraire pour Carl Menger, l'économie est une science exacte en tant qu'elle repose sur la méthode déductive et qu'on peut déduire l'ensemble de ses lois à partir de quelques postulats fondamentaux. Ce qui ne signifie pas que la science économique peut expliquer ou prédire tous les phénomènes qui s'observent dans la réalité, car il ne faut pas confondre exactitude logique et vérification empirique.

    Fondamentalement ce qui distingue une science d'une pseudo-science comme aimait à dire Karl Popper (3) ce n'est pas en effet son caractère vérifiable mais son caractère réfutable. Pour prendre un exemple classique, la proposition « tous les cygnes sont blancs » n'est pas vérifiable quel que soit le nombre d'observations de cygnes blancs qu'on peut faire. Par contre, cette proposition est réfutable. Il suffit de trouver un cygne noir pour la réfuter.

    A cet égard, si on fait un bond en avant de la fin du XIXème siècle à la crise des subprimes de 2007-2008, on peut parler de cygne noir à propos de cette dernière, comme le fait Nassim Taleb (4) dans son livre devenu un bestseller planétaire. Mais l'existence de ce cygne noir non prédit par la théorie économique et financière est précisément une preuve du caractère scientifique de cette théorie. En ce sens, la crise des subprimes appelle non pas à un abandon de la théorie économique mais à un dépassement de la théorie actuelle par un paradigme scientifique nouveau, au sens kuhnien du terme (5). Ce à quoi s'attellent de jeunes économistes brillants comme Markus Brunnermeier (6).

    Les critiques mal intentionnés de l'économie qui veulent lui ôter son caractère scientifique en l'assimilant à un art divinatoire (7) seraient bien avisés de se replonger dans la « querelle des méthodes ». Toute science est perfectible, c'est la condition même de son existence. Les dogmes eux reviennent de manière périodique. Celui de l'anti-économisme n'échappe pas à la règle.

    (1) Carl Menger, Untersuchungen über die Methode der Sozialwissenshaften und der poilitischen Oekonomie insbesondere, 1883
    (2) David Hume, A Treatise of Human Nature, 1739. (Part III, Section VI. Of the inference from the Impression to the Idea)
    (3) Karl Popper, Logik der Forschung, 1934
    (4) Nassim Taleb, The Black Swan : The impact of the highly improbable, 2007
    (5)Thomas Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions, 1962
    (6)Markus Brunnermeier, Deciphering the Liquidity and Credit Crunch 2007-2008, Journal of Economic Perspectives, Vol. 23, N. 1, Winter 2009
    (7) David Brooks, The Return of History, New York Times, 25 mars 2010. Voir aussi, André Orléan, A quoi servent les économistes ?, Le Monde, 13 février 2010


    Note : cet article a été publié intialement sur le site Le Cercle Economie & Entreprises de la communauté participative du journal Les Echos qui possède l'exclusivité de la reproduction ou de la publication sur tous supports


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