• Article publié à l'origine sur Le Cercle des Echos sous le titre "du bon usage du storytelling en économie". Retrouvez les débats du Cercle Economie.

    La crise économique et financière a alimenté une inflation extraordinaire de discours narratifs sur la crise, ses origines, ses développements, ses conséquences et les moyens d'en sortir, au point de piéger le débat économique dans un storytelling stérile et complaisant. La déclaration finale des rencontres économiques d'Aix en Provence s'inscrit dans le même registre.

    Qu'est ce que le storytelling ? L'encyclopédie en ligne Wikipédia le définit comme "la version moderne de cet art de la transmission et de la conviction par le pouvoir des histoires" que les hommes ont utilisé de tous temps depuis les grandes gestes et les épopées antiques (Gilgamech pour les Mésopotamiens, le Mahabharata pour les Hindous, L'odyssée et l'Illiade chez les Grecs, L'Ancien Testament des Hébreux, etc...) jusqu'à la forme moderne du Roman et à ses déconstructions post-modernes.  

    Il semble curieux dans le cadre d'une réflexion économique de s'intéresser à cette discipline qui relève au mieux de la science de l'interprétation des textes - l'hérméneutique chère à Paul Ricoeur - et au pire de la communication d'entreprise et du branding - érigée au rang de science par les fils de pub à la Jacques Ségéla.

    Pourtant, force est de constater que le storytelling est devenu ominprésent dans le discours économique et financier. On le retrouve de plus en plus dans les colonnes des journaux, les communiqués de presse des grandes agences internationales (FMI, Banque Mondiale, OCDE, etc..) et des sommets de chef d'Etat (G2, G4, G8, G20, G192, ..). Des éditorialistes aux anciens Prix Nobel d'économie - les deux populations n'étant pas totalement incompatibles comme le montre l'exemple de Paul Krugman au New York Times - on retrouve partout cette même propension à privilégier l'histoire (voir l'historiette) sur l'analyse argumentée, et l'anecdote dopée à force de superlatifs - "la plus grande usine du monde" ou "le plus grand labo du monde" ou encore à propos du réchauffement climatique "la plus grande catastrophe du XXIème siècle" - sur la prise de recul froide et distanciée.

    Le communiqué du Cercle des Economistes à l'issue des désormais traditionnelles "Rencontres économiques d'Aix en Province" assorti de "Dix propositions pour relancer la croissance en Europe" relève du même registre débilitant. A l'issue d'un impressionant préchi-précha sur les menaces potentielles et les dangers qui pèsent sur la croissance mondiale, le communiqué se contente d'aligner les poncifs les plus éculés sur la nécessité d'une relance de la politique industrielle, d'une réorientation à long terme du financement de l'économie ou encore de l'investissement dans le green business et l'éco-économie perçue comme la panacée universelle aux maux qui rongent l'Humanité.

    On atteint là le comble du storytelling dans ce qu'il a de plus stérile et de plus vain. Cette tendance à mélanger le réél et l'imaginaire et à influencer le "consommateur d'idées" - voir l'excellent livre de Christian Salmon, Storytelling la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits - en lui soumettant une vulgate pré-machée d'idées dans l'air du temps qui ôte tout son sens à la réflexion critique et fait émerger un consensus artificiel sur des sujets qui mériteraient un débat contradictoire entre des positions engagées.

    Bien entendu, il ne faut pas céder à l'amalgame et assimiler hâtivement tout discours narratif à un exercice de storytelling. Les grands discours narratifs sont en effet au coeur de l'identité des nations - comme nous l'enseignent les historiens d'Ernest Renan à François Furet, Eric Hobsbawm, Shlomo Sand et bien d'autres - autant que celle des individus. Ils peuvent aussi avoir une influence significative sur la croissance économique si ces discours sont fondés sur une argumentation rationnelle et bien articulée. En témoigne, le discours sur "la nouvelle frontière" du président John Kennedy ou celui sur "la nouvelle société" de Jacques Chaban Delmas. A contrario, l'absence de grand discours narratif partagé à l'échelle mondiale - ce que l'on pourrait appeler une pensée cosmopolitique - est à cet égard un des grands obstacles à la résolution des problèmes portant sur les biens publics mondiaux comme la sécurité collective, la stabilité financière ou la préservation de l'environnement.  

    Non, le storytelling est aux grands discours narratifs ce que l'astrologie est à l'astronomie, une manière anecdotique et conviviale mais néanmoins fausse et dangereuse d'aborder des questions de fonds qui méritent plus de sérieux. Peut-être commencera-t-on à entrevoir les dangers d'un tel hyperconsensualisme lorsque la discussion des grands enjeux économiques se résumera à une auto-critique face aux vérités du moment. Une sorte de réactualisation de la pensée unique jadis dénoncée par les opposants au traité de Maastricht. La vérité du moment est pourtant bien éloignée du "moment de vérité" celui de Platon qui nous invite à sortir de la Caverne et à analyser inlassablement la complexité des problèmes au lieu de se complaire dans le spectacle des ombres fuyantes d'une pseudo-réalité médiatico-populaire.

    Le Cercle des économistes pourrait réfléchir à cette question et nous livrer une production intellectuelle digne de ce nom, compte tenu de l'impressionnant aréopage de personnalités qui le composent, même si certaines de ces personnalités n'ont probablement jamais publié un seul article académique dans une revue multi-étoilée (American Economic Review par exemple).


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