• Après les révolutions : les trois défis du monde arabe

    Les processus révolutionnaires qui ont été initiés dans le monde arabe auront des répercussions dont on ne mesure pas encore toute l'étendue. Ce vent de liberté a montré que le changement était possible. Mais les gouvernements issus des transitions politiques devront faire face à trois défis colossaux : démographique et social, culturel, et enfin technologique.


    Beaucoup de choses ont été dites sur le séisme politique qui secoue actuellement le monde arabe, du Maghreb au Machrek, avec des répercussions jusqu'en Iran. Ces révolutions ont pris de court l'ensemble des observateurs, des intellectuels et des décideurs politiques, économiques et sociaux dans la région et dans le reste du monde. Elles ont embrasé en quelques semaines des pays connaissant des crises sociétales profondes mais dont les peuples semblaient s'accommoder d'un statu quo en apparence immuable. Tout cela a été balayé par le geste désespéré d'un jeune diplômé chômeur tunisien qui, en se donnant la mort, à déclenché des forces telluriques réclamant le changement politique, la fin des injustices économiques et sociales et la pleine reconnaissance des libertés individuelles.

    De nombreuses incertitudes planent sur l'évolution de ces processus révolutionnaires, et sur le caractère - violent ou pacifique, lent ou rapide - des transitions politiques sous-jacentes. Le plus sûr enseignement des expériences révolutionnaires passées, c'est qu'on ne peut pas prévoir grand chose. Pour autant, cela ne doit pas nous interdire de développer une vision prospective de l'évolution de ces pays et de mettre en exergue les grands défis auxquels les nouveaux gouvernements seront confrontés. Pour ma part, j'en vois trois : un défi démographique, un défi culturel, et enfin un défi technologique.   

    Développement économique et développement humain

    Le premier défi est démographique. La croissance de la population et l'alphabétisation de masse réalisée au cours des trente dernières années ont entraîné l'arrivée sur le marché du travail de nombreux jeunes diplômés qui ne peuvent être absorbés par des économies rentières, au sein desquelles les richesses matérielles et symboliques sont accaparées par une oligarchie vieillissante. De ce point de vue, si les révolutions arabes rappellent la chute du Mur de Berlin, par l'aspiration universelle des peuples à la liberté, elles évoquent aussi et surtout un grand Mai 68 de la jeunesse arabe, en raison de la composante proprement générationnelle des revendications.

    La seule manière d'y faire face consiste à accélérer la création d'emplois, en réinvestissant les revenus des rentes -  inexorablement vouées à disparaître - dans des secteurs fortement consommateurs de main d'oeuvre "moyennement" qualifiée :  industries d'assemblage mécanique et électronique, pharmacie, agro-alimentaire, services informatiques. Le plan Emergence déployé au Maroc préfigure ce type de stratégies multi-sectorielles d'un genre nouveau, conjuguant développement économique et développement humain. Cela passe aussi par la réintroduction d'une certaine forme de protectionnisme - au besoin à travers la clause de sauvegarde de l'OMC - afin de favoriser le développement de ces industries pour lesquelles les courbes d'expérience et les économies d'échelle jouent un rôle déterminant, comme le reconnaissent même les économistes les plus libéraux.  

    La fin des autorités traditionnelles

    Le deuxième défi est culturel. Il s'agit ici de la culture au sens large, et, osons le dire, de la place de la religion dans ces sociétés. Commençons par dissiper un malentendu. Il est absurde de prétendre que l'islam s'oppose au développement économique. Les exemples de la Turquie, de l'Indonésie, de la Malaisie et de l'Inde - où les marchands et les entrepreneurs musulmans ont de tout temps joué un rôle majeur - démontrent la vacuité de cette thèse. Hors de la sphère islamique, l'exemple de la Chine montre que le facteur culturel et religieux - un mélange de bouddhisme et de confucianisme en l'occurrence -, longtemps décrié comme un frein au changement, est aujourd'hui perçu comme l'un des piliers de la prospérité retrouvée et du formidable essor économique du pays.

    Ce qui est en cause, c'est la prégnance sociale de la religion et l'incapacité des gouvernements de ces pays à mener à son terme la séparation du temporel et du spirituel, concomitante à la séparation entre les sphères publique et privée, qui est la base d'une société moderne. Autrement dit, ce n'est pas le facteur religieux en tant que tel mais la sécularisation inachevée des sociétés arabes qui les empêche d'avancer. Cela se reflète autant dans les comportements individuels que dans les attitudes collectives face au risque, au changement et à l'innovation. C'est un blocage majeur que les médias et les nouvelles technologies peuvent contribuer à faire sauter. Encore une fois, l'enjeu n'est pas tant religieux que culturel et sociétal.

    Dans le monde arabe comme ailleurs, il faut se résoudre à la fin des autorités traditionnelles (ulemmas, chefs de tribus et de clans, militaires) et à la montée de l'individualisme, qui n'est pas synonyme d'anomie sociale mais au contraire de maturité de la société. Au moment où on constate une certaine réislamisation des moeurs - dernier avatar de la crise de transition -, le passage de l'hétéronomie à l'autonomie individuelle, même affublé des signes les plus ostentatoires du consumérisme, signale la fin de l'islamisme politique, comme l'a démontré de manière magistrale Olivier Roy.   

    Une dynamique de convergence avec le reste du monde

    Le troisième défi, conséquence logique des deux précédents, est technologique. Toutes les études économiques sérieuses le montrent : les écarts de richesse entre les nations sont essentiellement dues aux différences de productivité du travail, qui sont elles-mêmes la conséquence de facteurs institutionnels profonds. La mondialisation ne fait qu'accentuer les possibilités offertes aux firmes multinationales d'arbitrer entre les différences de productivité et de salaire à l'échelle du monde, afin de servir un rendement élevé à leurs actionnaires. Sur ce point, on peut être optimiste. L'élévation du niveau éducatif dans les pays arabes augure d'une dynamique de convergence avec le reste du monde, à condition d'injecter suffisamment de capital pour accompagner la hausse de la productivité et d'enraciner une culture de la transparence et de l'égalité des chances, adossée à de véritables institutions démocratiques.     

    De la capacité des nouveaux gouvernements arabes à relever ces défis dépendra en grande partie le sens qui sera donné a posteriori aux révolutions en cours, et la possibilité pour le monde arabe de sortir de l'impasse historique dans laquelle il est plongé depuis plusieurs siècles.

    Alexandre Kateb

    Cet article a été publié dans Le Cercle Les Echos à l'URL suivante : http://lecercle.lesechos.fr/economie-societe/international/221133735/apres-revolutions-trois-defis-monde-arabe


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