• Je reproduis ici le texte de ma chronique publiée récemment sur le site LeMonde.fr

    Guerre des monnaies ou nouvel ordre mondial ?

    par Alexandre Kateb, Economiste, Maître de conférences à Sciences Po

    L’expression « guerre des monnaies » est à la mode. Du ministre des Finances brésilien, Guido Mantega au directeur général du FMI, Dominique Strauss-Kahn en passant par Jean-Claude Trichet, le président de la BCE, les grands responsables économiques et financiers de la planète en ont fait un point de cristallisation de leurs débats et de leur désaccord à l’occasion du G7 Finance et des réunions annuelles du FMI et de la Banque mondiale qui se sont déroulées à Washington.

    Il faut dire que cela rappelle de vieux souvenirs. Comme le souligne Martin Wolff dans le supplément Économie du Monde, en date du 5 octobre 2010, la guerre des monnaies fait référence au débat sur la réévaluation du yen qui avait cours il y a quinze ans dans un contexte de hausse du dollar et de compétition féroce entre les constructeurs automobiles japonais et leurs homologues américains.

    Aujourd’hui ce sont les exportateurs chinois de jouets et d’électroménager qui sont accusés de concurrence déloyale par les syndicats manufacturiers américains et leurs relais au sein du Congrès. La sous-évaluation du yuan risquerait de faire perdre jusqu’à 500000 emplois à l’industrie américaine selon une étude du Peterson Institute proche du Parti Démocrate.

    Tout cela a un air de déjà-vu. En dernier recours quand les gains de productivité ne suivent pas, il est facile d’imputer la responsabilité de ses déboires économiques au cours artificiellement faible de la monnaie de ses concurrents. Nixon lui-même avait eu recours à ce subterfuge en 1970-1971.

    Seulement le monde a beaucoup changé. Si les États-Unis importent beaucoup de produits chinois, c’est parce qu’ils ont délocalisé leur industrie en Chine dans les années 1990-2000. Une réévaluation du yuan pèserait certes sur les sous-traitants chinois, mais elle dégraderait aussi la compétitivité de leurs grands donneurs d’ordres basés de l’autre côté du Pacifique. En définitive, cela pousserait simplement ces derniers à délocaliser les opérations réalisées actuellement en Chine vers d’autres pays à faible coût de main-d'oeuvre comme l’Inde ou le Vietnam.

    En outre, le dollar apparaît aujourd’hui proche de ces points bas si on le compare notamment à l’euro, seule grande devise convertible ayant le même potentiel économique que le billet vert. Faut-il rappeler que le yuan n’en est encore qu’à ses débuts comme devise internationale et qu’il faudra une longue période de transition avant qu’il joue pleinement le rôle de rival du dollar qui serait le sien, en tant que monnaie de la seconde – et bientôt de la première économie de la planète à l’horizon 2025 ?

    En réalité, l’acrimonie avec laquelle le yuan est aujourd’hui jugé aux États-Unis reflète davantage les préoccupations de politique intérieure aux États-Unis – à quelques semaines des élections de mi-mandat qui annoncent un come-back spectaculaire des Républicains - qu’une volonté réelle de remettre en cause le rôle du dollar, en tant que monnaie hégémonique mondiale, qui se traduirait par une dépréciation soutenue de ce dernier.

    L’expression de « guerre des monnaies » masque le fond du problème, beaucoup plus profond, diagnostiqué non par des économistes, mais par des historiens comme Immanuel Wallerstein, auteur d’une réflexion d’inspiration braudélienne sur les transitions hégémoniques. En effet selon Wallerstein toute phase de transition entre deux grandes puissances hégémoniques – les États-Unis et la Chine dans le cas présent – implique une période de désordre lié aux résistances compréhensibles face à la nouvelle donne. Le recentrage de l’économie mondiale sur l’Asie prive en effet les États-Unis de leur rôle de pivot du système économique et monétaire international. Sans parler de l’Europe reléguée au rang de lointaine périphérie dans le nouveau système-monde qui s’annonce. Ces résistances au changement expliquent les incroyables lenteurs des réformes en matière de gouvernance mondiale, à l’instar du processus de repondération des voix au sein du FMI qui fait apparaître le caractère anachronique de règles fixées il y a plus de soixante ans.

    En faisant preuve de courte vue et en raisonnant toujours à « périmètre constant » les grands responsables économiques et financiers de la planète « rejouent constamment la dernière guerre », selon une autre expression tirée de l’art militaire, en fermant les yeux sur les grands bouleversements géopolitiques qui s’annoncent. Quand la technique prend le pas sur la politique, c’est la nature même des grands enjeux qui est obscurcie. C'est pourquoi il faudrait aujourd’hui repenser de manière globale l’architecture du système international, en faisant toute leur place aux nouvelles puissances émergentes (les BRIC, mais aussi des pays à fort potentiel comme l’Afrique du Sud ou l’Iran), plutôt que de se focaliser sur des enjeux mercantilistes à court terme.

     


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