• Photo : Rue marchande à Istanbul. Source : Wikimedia

    A l'occasion de la récente visite du premier ministre turc Recep Tayip Erdogan en France, il est intéressant de faire un point sur ce pays en plein boom économique et qui offre des opportunités largement sous-estimées.

    En effet, si on devait qualifier l'évolution de la Turquie au cours des dix dernières années, c'est bien l'expression de "miracle turc" qui s'impose.

    Ce pays fort de 70 millions d'habitants, géographiquement et culturellement à cheval entre l'Europe et le Moyen-Orient, devrait compter plus de 90 millions d'habitants d'ici vingt ans grâce à une démographie beaucoup plus dynamique que celle de ses voisins européens. Cela s'explique par une population qui est encore rurale à près de 30% dont l'urbanisation progresse rapidement.

    Avec un revenu par habitant de l'ordre de 14000 dollars en parité de pouvoir d'achat en 2008 (source : Banque mondiale), la Turquie apparaît dans le peloton de tête des pays dits émergents. Le taux de croissance moyen de l'économie, supérieur à 5%-6% par an au cours des années 2000, devrait se maintenir à ce rythme élevé au cours des dix à vingt prochaines années. Ce qui permettra à la Turquie de rattraper le niveau de vie moyen de l'Europe de l'Ouest dans à peine une à deux générations. 

    L'industrie turque est l'une des plus compétitives de la région EMEA (Europe, Moyen-Orient, Afrique) grâce aux restructurations réalisées après la sévère crise économique qu'a connu le pays au tournant des années 2000. La spécialisation "moyen de gamme" de cette industrie correspond parfaitement bien aux avantages comparatifs du pays en terme de coût de la main d'oeuvre et de localisation géographique, à la croisée de l'Europe, de l'Afrique et de l'Asie. C'est notamment le cas dans la sidérurgie, la chimie lourde, la construction ou encore la production automobile. Ce n'est pas pour rien que les grands constructeurs automobiles européens comme Renault, Volkswagen ou Fiat construisent de plus en plus d'usines dans ce pays !

    En outre, le secteur financier a été purgé et se targue aujourd'hui d'avoir l'une des rentabilités les plus élevées au monde avec un ROE autour de 20%, que la crise mondiale a à peine effleuré. Le plus gros du travail de remise à niveau a été effectué il y a dix ans, et quand on pense que la population reste encore sous-bancarisée par rapport à la moyenne européenne (notamment pour l'accès au crédit à la consommation et au crédit immobilier), on mesure le potentiel de progression du secteur.

    La société turque a énormément changé au cours des trente dernières années. Le clivage entre laïques et conservateurs subsiste encore mais il a évolué au bénéfice d'une pacification de la société gagnée toute entière à la culture de consommation qui est de facto l'idéologie dominante. Les islamo-conservateurs de l'AKP au pouvoir, dont les cadres sont issus pour la plupart de la moyenne bourgeoisie provinciale se rapprochent à cet égard bien plus des partis conservateurs européens que des mouvances moyen-orientales. La laïcité demeure un ciment de la société turque et même l'AKP s'attache à bien faire la différence entre la religion et la politique. (voir l'interview de Erdogan dans le Figaro)

    Y-a-t-il des points noirs dans cette belle vision optimiste ? Il y en a à n'en point douter. Le pays a fait un bond en avant en terme de maturité démocratique mais le problème kurde empoisonne toujours le climat dans certaines régions. L'inflation menace de ressurgir périodiquement, les inégalités se creusent et la réussite économique du pays renforce un certain nationalisme turc qui se nourrit de la valse-hésitation des négociations d'entrée à l'UE. L'Europe n'a toujours pas intégré l'atout que représente la Turquie dans la construction d'une Grande Europe puissance. Frileusement, derrière les discours sur la compatibilité de l'islam et de la démocratie, on voit en filigrane la réticence de grands pays européens comme la France à faire bénéficier les paysans turcs de la PAC, qui signifierait de facto la disparition de cette dernière. 

    Résultat on se prive d'une opportunité historique d'arrimer solidement à nos rivages l'un des "tigres économiques" du monde d'aujourd'hui et de demain. Comme la nature a horreur du vide on ne s'étonnera pas que la Turquie choisisse alors en désespoir de cause de développer d'autres partenariats plus à l'Est et au Sud. Les candidats à un tel rapprochement sont tout trouvés : Iran, Irak, Maghreb, Caucase et Asie centrale...et même la Russie qui entretient des relations économiques très fortes avec son ancien ennemi historique.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     


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  • Les exercices de futurologie et de prospective comportent toujours une bonne part de rêves et de fantasmes dans la mesure où ces exercices reflètent souvent les échos des débats contemporains et les préoccupations du moment. S'il est en effet une chose dont on peut être sûr, c'est que rien ne se périme aussi vite que les visions de l'avenir.

    Qui se souvient aujourd'hui des débats qui ont eu lieu il y a plus de cinquante ans outre-atlantique sur l'irrésistible ascension de l'Union soviétique ? D'aucuns parmi les soviétologues les plus sérieux prédisaient à cette époque la fin de la suprématie économique du camps occidental au profit du « socialisme réellement existant ». Effet Spoutnik ? Sans doute. Mais pas seulement. La preuve en est que le maître à pensée de la planification à la soviétique, l'économiste Léonid Kantorovitch recevra le prix Nobel d'économie … en 1971. Au moment même où l'économie soviétique commençait sa lente décente aux enfers, détruisant plus de valeur qu'elle n'en créait, comme le montrent les chiffres officiels de la productivité.

    Dans les années 1980 ce fut au tour du Japon de focaliser l'attention des déclinologues américains comme le rappelle Paul Krugman (1). Ces Japonais qui avaient bénéficié de l'aide « généreuse » des Etats-Unis pour assurer leur reconstruction dans l'après-guerre venaient tout à coup défier les industriels américains sur leur propre terrain en vendant des voitures meilleur marché et de meilleure qualité que celles du triumvirat Ford, General Motors et Chrysler. Trente ans plus tard, le premier constructeur automobile au monde, le géant nippon Toyota, doit subir l'humiliation suprême : rappeler des véhicules pour défaut de fabrication !

    Les prévisions euphoriques des milieux financiers sur les pays émergents en général et l'Asie émergente (Chine, Inde) en particulier vont-elles connaître le même sort ? On ne peut en effet qu'être frappé par le flot ininterrompu d'articles, de brèves et d'analyses de circonstance, à défaut d'être circonstanciées, dont on nous abreuve chaque jour sur la renaissance de l'Asie (2) ou sur l'avènement d'un nouveau monde multipolaire (3).

    Il se pourrait bien que les prévisions s'avèrent cette fois-ci plus justes que celles faites sur l'URSS ou le Japon. Mais de quoi parle-t-on au juste ? La Chine, l'Inde et d'autres pays émergents dans leurs sillage sont partis d'un niveau tellement bas – faut-il rappeler qu'en 1950 le revenu par habitant moyen dans ces deux pays était inférieur à celui des pays d'Afrique ? - que la formidable dynamique de rattrapage qu'ils connaissent aujourd'hui s'explique presque entièrement en faisant référence aux conditions initiales. Ce qui n'enlève rien au mérite des politiques mises en oeuvre par Deng Xiaoping ou par Manmohan Singh qui ont réussi à lever les goulots d'étranglement entravant la croissance.

    Au lieu d'aligner de manière purement arithmétique le nombre d'ingénieurs, d'usines ou de tanks – en paraphrasant la formule de Staline : Chine, Inde, combien de divisions ? - et de s'extasier sur les performances comparées de la bourse de Bombay et de celle de Shanghai, dont on connaît la volatilité et le manque de maturité, il serait plus intéressant de réfléchir sur les implications à long terme de cette puissante dynamique de rattrapage.

    Un aspect fondamental mérite d'être souligné : selon toute vraisemblance le monde de demain sera dominé par les pauvres et les « semi-riches », marginalisant fortement à la fois les riches que nous sommes et les ultra-pauvres que sont encore les Africains dans leur écrasante majorité. Tout ce que nous savons actuellement en matière de politique économique ou de gouvernance des biens communs (ressources naturelles, stabilité financière, sécurité internationale) devra probablement être revu. La montée en puissance des nouvelles classes moyennes issues du Sud devrait par exemple se traduire par une résurgence des pressions inflationnistes d'origine salariale et par une remontée des taux d'intérêt à long terme. Cela coïncidera avec la fin de « l'hégémonie stabilisatrice » du dollar et l'émergence d'un polycentrisme monétaire dans lequel le dollar, l'euro, le « yen-yuan », le rouble russe et le real brésilien joueraient tous un rôle plus ou moins important.

    De la même façon, tout ce que nous connaissons aujourd'hui en terme de culture, de modes de vie, de représentations y compris et surtout dans leurs dimensions les plus cosmopolites risque d'être bouleversé. On peut en avoir déjà un pressentiment en lisant des ouvrages tels que « 4 milliards de nouveaux consommateurs : Vaincre la pauvreté grâce au profit » de l'indien C.K. Prahalad, véritable « manuel de combat » à l'usage des cadres de multinationales envoyés pour évangéliser les nouveaux «consommateurs émergents». Cela pourrait se traduire par un renouveau de l'attention aux besoins fondamentaux des populations – la fameuse base de la pyramide de Maslow - qui se substituerait aux logiques consuméristes de différenciation des produits et à la « culture du jetable ».

    Mais c'est dans le domaine politique et institutionnel que les plus grands changements pourraient advenir. L'avènement de l'«ère de la participation politique » dans les grand pays émergents, à travers des contours institutionnels inédits, tels qu'appréhendés par exemple par le concept de «démocratie illibérale» forgé par Fareed Zakaria, est une donnée clé pour comprendre le monde de demain. Cela se traduira par une égalisation de la volonté des masses émergentes de peser sur le débat politique, national et international, compatible avec la puissance démographique de ces pays. Une égalisation du thymos des différents peuples pour paraphraser le philosophe Peter Sloterdijk (4). Autrement dit, ces derniers ne se contenteront plus d'une refonte cosmétique des quote-parts au FMI et à la Banque mondiale, exigeant une véritable «co-production législative et exécutive» au niveau mondial.

    Au final, peut-être commencera-t-on à comprendre que les indices boursiers ne sont pas les meilleurs indicateurs des grandes tendances du futur. Seule une analyse multidimensionnelle peut percer le « bruit de fond » ambiant pour mettre à jour les tendances lourdes de l'Histoire au sens où l'entendait Fernand Braudel (5). Mais alors, ne sera-t-il pas trop tard ? Ne doit-on pas suivre le philosophe Hegel qui comparait la connaissance objective à un oiseau qui ne se lève qu'à la tombée de la nuit, c'est à dire à la fin de l'Histoire ? Rien n'est moins sûr. C'est précisément là que réside l'intérêt de la prospective, dans cette capacité à imaginer des scénarios du futur qui sont autant de propositions pour l'action.

    Alexandre Kateb

    Economiste, directeur du cabinet COMPETENCE FINANCE, auteur d'un livre à paraître sur les nouvelles puissances émergentes.

     

    Notes :

    1. Paul Krugman, Pourquoi les crises reviennent toujours, Seuil, 2009

    2. Kishore Mahbubani, The New Asian Hemisphere : The Irresistible shift of Global Power to the East, PublicAffairs, 2009

    3. La vision la plus intéressante sur cette question est à notre avis celle du politologue américain Fareed Zakaria dans, L'Empire américain : l'heure du partage, Saint-Simon, 2009

    4. Peter Sloterdijk, Colère et temps : Essai politico-psychologique, Hachette littératures, 2009

    5. Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XV-XVIIIème siècle. t.3., le temps du monde, Livre de poche, 1993. Voir aussi, Jean-Claude Perrot, Le présent et la durée dans l'oeuvre de Fernand Braudel (note critique), Les Annales, 36ème année N.1, 1981

       


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  • Contrairement aux Etats-Unis où le plan de relance de 787 milliard de dollars signé en début d'année par le Président Barack Obama tarde à montrer des effets positifs, avec un chômage qui frôle désormais les 9%, et une situation industrielle qui ne se redresse toujours pas (indice ISM toujours sous la barre des 50), la Chine semble en passe de réussir son pari.

    Le plan de 4000 milliard de yuans (585 milliard de dollars) annoncé en décembre dernier par les authorités de Pékin commence en effet à produire des effets, qui plus est conséquents sur la demande domestique. On assiste ainsi à une multiplication par cinq - du jamais vu ! - des nouveaux crédits au secteur privé en juin 2009 par rapport à l'année dernière, et à une croissance de 48% des ventes de voitures ce même mois par rapport à juin 2008. Au total, les ventes de voitures ont crû de 18% sur les six premiers mois de l'année par rapport à la même période l'année dernière. 

    De la même façon, le secteur immobilier connaît une véritable embellie. Les prix des logements ont augmenté pour la première fois en juin en variation annuelle et les transactions immobilières ont crû de près de 10% au premier semestre 2009 par rapport au premier semestre 2008. 

    La hausse de la consommation et la reprise de l'investissement résidentiel se traduisent par une reprise de la production industrielle, et une hausse de la demande pour les matériaux comme l'acier ou l'aluminium. Le cercle vertueux de la croissance s'est enclenché, malgré des exportations qui restent toujours en berne. Les investisseurs ne s'y trompent pas. La bourse de Shanghai a continué sa progression, avec une croissance de plus de 60% cette année, alors même que les bourses des pays développés commencent à s'essoufler après avoir réalisé que la sortie de crise aux Etats-Unis et en Europe allait être beaucoup plus laborieuse que prévu (voir notre billet à ce sujet).

    Pourquoi le plan chinois semble réussir là où les plans américain et européen semblent échouer, malgré un discours très volontariste  ?

    L'explication est simple.

    Tout d'abord le plan de relance chinois est beaucoup plus massif, rapporté à la taille de l'économie (avec 14% du PIB) que les plans de relance américain (5% du PIB avec des dépenses étalées pour certaines sur 10 ans) et a fortiori européen (à peine 1% à 2% du PIB, le gouvernement français s'étant montré particulièrement timoré dans ce domaine). Il est vrai que dans le cas européen, les dépenses sociales étant plus larges, le rôle des stablisateurs automatiques est beaucoup plus important qu'aux Etats-Unis et a fortiori qu'en Chine où l'Etat-providence n'existe pas. Mais même en corrigeant de ces différences institutionnelles, la Chine bat à plate couture ces deux grandes zones avancées en terme d'effort financier. L'absence de protection sociale y est "compensée" par un taux d'épargne nationale qui frise les 50% du PIB, permettant d'absorber les chocs de revenu négatifs et d'assurer que les ressources supplémentaires injectées par le gouvernement seront effectivement dépensées par les ménages et les entreprises. Le problème des mingong, ces quelques 300 millions ouvriers "sans domicile fixe" dont 30 à 50 millions ont perdu leur emploi et devront par conséquent retourner dans leurs provinces rurales, est moins grave que ce qu'on a pu en dire. Il affecte peu la dynamique de consommation globale du pays, animée par les classes moyennes urbaines, ayant accès au crédit, au besoin en hypothéquant les appartements dont ils sont devenus propriétaires à la suite de la réforme immobilière des années 1990.    

    Ensuite, le plan de relance chinois est beaucoup plus ciblé et mieux coordonné que les plans américain et européen.

    Le gouvernement chinois a agi sur les deux leviers les plus importants de la demande domestique : la consommation de biens durables et l'investissement résidentiel. Il a accordé des aides massives aux ménages (crédits à taux bonifiés, baisses d'impôts, aides directes à l'achat de nouvelles voitures et d'électroménager) pour relancer leur consommation et leur investissement immobilier. Le relâchement du crédit bancaire, avec la disparition des quotas de prêts qui avaient été mis en place en 2007-2008 pour calmer la surchauffe économique, a lui aussi été un facteur déterminant dans cette relance. Or, il faut savoir que l'industrie bancaire chinoise est dominée par quatre grandes banques publiques qui contrôlent plus de 80% de la distribution de crédits et 90% des dépôts, et dont les dirigeants sont fortement "incités" à obéïr aux directives venant du pouvoir politique. Toute comme la Banque centrale qui applique une politique monétaire largement décidée par le gouvernement, ou fixée en concertation avec ce dernier.

    Les Chinois ont toujours été partisans d'une gestion prudente des ressources publiques, accumulant excédents budgétaires et réserves monétaires, en période d'expansion. Ils montrent aujourd'hui qu'ils maîtrisent aussi parfaitement les mécanismes de la relance budgétaire, mieux même que les Etats-Unis qui ont les premiers appliqué cette politique économique dans les années 1930. Si Keynes était vivant, il applaudirait des deux mains.

    ventes de voitures de tourisme en Chine en 2009        


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