• Découplage(s) d'après crise

    Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, l’essayiste Alexandre Adler racontait dans un ouvrage éponyme qu’il avait “vu finir le monde ancien”. S’il est vrai que ces attentats ont révélé la vulnérabilité des Etats-Unis, symboliquement touchés au coeur de leur puissance économique et financière, remettant en cause le mythe de l’hyperpuissance qui s’est développé dans l’euphorie de l’après guerre froide, pour le reste force est de constater que le diagnostic fait par Adler - celui d’une géopolitique culturaliste fondée sur une opposition irréductibles de valeurs sur le mode “Djihad versus McWorld” - est progressivement devenu dépassé. L’islamisme radical était déjà sur le déclin à ce moment là comme l’avait bien compris l’islamologue Olivier Roy. Ceux qui ont par la suite entretenu l’illusion d’Al Qaéda comme d’un réseau parfaitement organisé capable de frapper partout et à tout moment en ont fait un épouvantail commode pour masquer le statu quo sur les véritables enjeux géopolitiques (pétrole en Irak et en Iran, eau en Cisjordanie) mais la ficelle est vite apparue trop grosse.

    Le monde ancien, celui de l’hyperpuissance américaine a bien disparu mais ce ne sont pas les méchants islamistes qui en sont venus à bout, nonobstant le caractère spectaculaire du 11 septembre 2001. L’économie américaine a d’ailleurs très bien résisté à ces attentats. Non, le vrai tournant c’est produit quelques années plus tard, le 15 septembre 2008, date de la faillite de Lehman Brothers qui elle a bien failli faire imploser tout le système économique et financier, dans des proportions sans commune mesure avec tout ce que l’on a pu voir jusque là, même pendant la Grande Dépression. La faute au Shadow Banking System, ce système financier parallèle fondé sur la titrisation qui distribue près de la moitié des financements aux entreprises et aux ménages aux Etats-Unis. On a redécouvert à cette occasion une leçon que tous les praticiens du risk management connaissent bien : plus un système est sophistiqué et plus il est vulnérable. Après le “too big too fail” connu depuis les travaux de Walter Bagehot au XIXème siècle, on a assisté à la naissance du “too connected to fail” qui est la vraie originalité - mais elle est de taille - de la crise de 2007-2008.

    La crise financière a aussi révélé la résilience des grandes économies émergentes d’Asie et d’Amérique Latine comme la Chine, l’Inde ou le Brésil. Même la Russie qui a subi la plongée des cours du pétrole à l’automne 2008 s’en est plutôt bien sortie grâce aux réserves en devises accumulées. Les BRIC sont les grands gagnants de la crise. Qui peut encore en douter ? Le dynamisme des BRIC, ces pays émergents devenus “submergents” contraste de manière éclatante avec l’essoufflement du Japon et l’absence de leadership en Europe - il y a bien des nations européennes mais pas une nation européenne - comme en témoignent les hésitations dans le traitement de la crise grecque.

    Ce qui est plus frappant encore c’est que le découplage entre les économies émergentes et les économies développées - à l’exception notable des Etats-Unis dont la capacité de rebond relatif est liée à leur statut d’économie-monde et au dynamisme des nouvelles élites latino et asiatiques (voir à ce sujet l’essai d’Alain Minc “Le monde qui vient”), ce découplage se retrouve transposé au sein même des pays développés entre les multinationales qui ont su se repositionner sur les nouveaux territoires de croissance et les populations ancrées dans leur réalité nationale. Il y a désormais une déconnexion frappante entre les résultats des entreprises du CAC 40 et les perspectives de croissance économique en France. Comme si on avait délocalisé l’économie française dans son ensemble !

    Ces deux découplages inter-nationaux et intra-nationaux montrent combien les nouvelles lignes de fracture ne sont pas tant civilisationnelles qu’économiques, ce qu’elles ont d’ailleurs toujours été dans l’Histoire. C’est toujours l’économie dominante qui impose sa civilisation et non l’inverse. Même Samuel Huntington, l’auteur du “choc des civilisations”, dont on parle beaucoup sans l’avoir réellement lu avait compris cette loi historique. Cela signifie-t-il que les occidentaux vivront moins bien ou que ce qu’on appelle la civilisation occidentale est condamnée à disparaître comme l’empire romain avait été détruit par les Barbares ? Rien n’est moins sûr. Le scénario le plus probable est plutôt celui d’une hollandisation “de l’Ouest face au Reste”, en référence à la République des Pays-Bas qui avait commencé à décliner au début du XVIIIème siècle (après le Traité d’Utrecht de 1713) face à la montée en puissance de l’Angleterre. Releguée au rang de banquier de la superpuissance émergente, la Hollande n’en a pas moins conservé le niveau de vie par habitant le plus élevé au monde pendant près d’un siècle après le début de son déclin.


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